(Rome 20 décembre 2020). La Méditerranée reste le grand point d’interrogation de la stratégie américaine. Au cours des dernières décennies, la Méditerranée a été essentiellement considérée comme une étendue d’eau gérée par Washington par ses propres forces et celles de ses alliés. Ce sont les forces américaines et celles de l’OTAN (et des partenaires hors OTAN) qui ont permis à l’Amérique de contrôler les deux ports d’accès de Suez et de Gibraltar et par conséquent tout ce grand détroit entre l’Atlantique et l’océan Indien qu’est précisément la Méditerranée: laissant ainsi actif un flux continu d’hommes, de biens et de capitaux. Et donc d’influence.
Les certitudes américaines, cependant, se heurtent à une réalité en rapide évolution, dans laquelle ce qui semblait être un «lac» américain risque désormais de se transformer définitivement en un grand théâtre d’affrontement entre les États-Unis et les grandes puissances impliquées dans l’espace méditerranéen: principalement la Chine et la Russie. Evidemment cela ne veut pas dire que les Etats-Unis renoncent à la Méditerranée, mais ce qui est bien clair c’est que face à la croissance exponentielle du danger chinois – selon les stratèges du Pentagone – il semble nécessaire que Washington remodèle ses engagements sur la source internationale, en déplaçant l’attention de la Méditerranée vers l’Indo-Pacifique. Un choix qui ne peut manquer de laisser les victimes sur le terrain, notamment en Afrique du Nord et au Moyen-Orient. Mais qui risque d’avoir des conséquences énormes sur la stabilité même de la zone euro-méditerranéenne.
Joe Biden fait maintenant face à cette difficile phase de transition. Et la question n’est certainement pas simple. Washington ne peut pas abandonner la Méditerranée car c’est une mer où des alliés stratégiques sont présents et où Moscou et Pékin ont hâte d’exploiter les espaces laissés vides par la refonte des engagements américains. Mais pour éviter que ces écarts de pouvoir ne créent davantage d’instabilité ou d’insertion d’ennemis stratégiques là où régnait auparavant la sphère d’influence américaine, la seule solution est de frapper aux portes des alliés. Ce choix risque cependant d’être particulièrement complexe pour deux raisons: il faut comprendre qui sont les alliés sur lesquels s’appuyer et surtout comprendre qui est vraiment intéressé à l’être. Des questions auxquelles il ne semble pas facile de répondre.
Ces dernières années, Donald Trump a laissé entendre que l’idée américaine est de faire de moins en moins confiance à la structure européenne et à l’axe franco-allemand. Le président sortant a eu des excès envers Berlin et Bruxelles, mais ces idées exprimées de manière souvent désordonnée par Trump n’étaient pas de simples énoncés, mais des avertissements qui représentaient la pensée d’une bonne partie de stratèges américains. Les mêmes stratèges qui semblent chercher depuis un certain temps tant sur le front gréco-turc que sur celui de toute l’Afrique du Nord, où certains Etats semblent particulièrement enclins à jouer un rôle de premier plan dans la stratégie américaine en Méditerranée. Et là où les facteurs de risque se multiplient.
Biden a plusieurs dossiers méditerranéens sous les yeux. Il a une Libye en feu sur laquelle il va devoir mettre la tête au plus vite, il a une relation de plus en plus difficile avec la Turquie certifiée par le dernier avertissement lancé par Washington – à savoir les sanctions pour les S-400 russes, une alliance est toujours trouvée plus solide avec le Maroc et la Tunisie qu’il peut exploiter pour stabiliser la zone nord-africaine, tandis que l’Égypte serait heureuse de redevenir un partenaire américain valable malgré ses relations de longue date avec la Chine et la Russie. Dans tout cela, les tensions sur la faille entre la Grèce, la Turquie et Chypre ne s’atténuent pas, tandis qu’Israël, après la normalisation des relations avec de nombreux pays arabes, pourrait devenir une nouvelle plaque tournante des hydrocarbures du Golfe en Méditerranée. Si vous ajoutez à cela le risque d’un nouveau grand front méditerranéen avec la Chine et la Russie, il est clair que la nouvelle administration américaine devra travailler sur le nœud «Mare Nostrum» avant que d’autres superpuissances prennent le relais.
Jusqu’à présent, le futur président Biden semble se concentrer sur le front turc. Les sanctions, comme nous l’avons dit, étaient un avertissement adressé à Recep Tayyip Erdogan pour qu’il cesse sa liaison avec Moscou. Il ne faut pas oublier que les Américains ont également renforcé leur présence militaire en Grèce, comme pour rappeler à Ankara les dangers d’une escalade avec l’Occident. Cependant, Ankara reste la deuxième armée de l’OTAN ainsi qu’une pièce essentielle de l’Alliance atlantique. Frapper trop Erdogan pourrait être un boomerang bien pire pour les États-Unis que l’instabilité causée par le sultan lui-même.
Cet intérêt pour le front turc nous fait cependant comprendre ce qu’est réellement l’orientation stratégique américaine pour la zone euro-méditerranéenne. Il est vrai que la table avec la Turquie est désormais ouverte, mais le fait que les Etats-Unis soient de plus en plus enclins à regarder vers l’est du bassin montre que le focus de la Méditerranée, pour les Etats-Unis, est de plus en plus décentralisé. Aujourd’hui, l’Amérique regarde vers la Méditerranée élargie avec une logique qui inclut non seulement le front avec la Russie, mais tout le monde du Moyen-Orient, porte d’entrée de la Route de la Soie en Europe.
Pour ce faire, cependant, la Méditerranée centrale doit être stabilisée. Et voici la Libye, mais aussi l’Italie. Dans un article récent de La Stampa, l’accent a été mis sur le commentaire de Michael Carpenter, le conseiller étranger de Biden, qui a souligné que « l’Italie sera extrêmement importante pour la stratégie sud de l’OTAN, qui doit être renforcée ». Des propos qui semblent laisser présager une plus grande implication de l’Italie dans les choix américains dans le domaine de notre compétence, mais qui ne doivent cependant pas être trompeurs. L’Italie est un partenaire très important pour les États-Unis, mais cela ne conduit pas nécessairement à un plus grand pouvoir de Rome sur certains dossiers qui la concernent directement – la Libye – mais plutôt à une plus grande demande de clarté de la part des Américains. L’Italie s’est montrée trop hésitante sur le front chinois, n’aime pas les relations avec la Russie, et sur le front libyen ses capacités opérationnelles ont été assombries d’abord par la guerre diplomatique avec la France, puis par l’implication directe de la Russie et de la Turquie, qui ont effectivement évincé l’Europe du conflit. Problèmes fondamentaux pour toute administration américaine, à tel point que Carpenter lui-même a rappelé que la tâche de la nouvelle présidence est de promouvoir la coordination au sein de l’OTAN et de l’UE pour l’ensemble du front méditerranéen. Une coordination qui permet de surmonter les rivalités internes en Europe, principalement entre l’Italie et la France, et d’attribuer un rôle de premier plan à l’Union européenne. Tout en appréciant l’effort italien en Libye.
Morale: le choix possible de Biden de donner plus de poids à l’Union européenne pourrait être une arme à double tranchant. L’Italie est considérée comme fondamentale sur l’échiquier méditerranéen, mais Biden est avant tout intéressé à restreindre la Russie à l’Est ainsi que la Chine. Pour stabiliser la Libye, Carpenter a parlé d’un rôle pour l’Europe: mais il est clair pour tout le monde que l’UE n’est pas dirigée par l’Italie, mais par la France et l’Allemagne. Et étant donné que la France veut de la grandeur au Sahel tandis que l’Allemagne veut un ancrage en Méditerranée, l’Italie risque de rester bloquée dans l’attente de nouvelles directives sur quoi faire et comment se réhabiliter aux yeux des États-Unis. Si le dossier de la Libye et de la Méditerranée orientale passait à l’UE, Rome serait effectivement dehors (hors-jeu). Et le déplacement du regard de Washington vers la Grèce, la Turquie et l’Égypte risque de faire exploser définitivement le banc de tous ceux qui sont assis au Palazzo Chigi (le siège de la présidence du Conseil des ministres).
Lorenzo Vita. (Inside Over)