(Roma 24 septembre 2020). La crise entre la Grèce et la Turquie a découvert une boîte de Pandore au sein de l’OTAN, provoquant une fracture qui semble difficile à résoudre, notamment au regard de l’attitude d’un autre acteur européen: la France.
Paris s’est clairement rangé du côté d’Athènes, et en plus de ne pas manquer son soutien diplomatique, il prend une série de mesures en faveur de la Grèce pour déstabiliser l’équilibre des forces en Méditerranée orientale. Un plan d’amélioration des forces armées helléniques a récemment été annoncé qui verra la vente de systèmes d’armes français tels que des chasseurs-bombardiers Rafale, des frégates, des hélicoptères mais aussi des armes antichars, des missiles et des torpilles.
L’arrivée des nouvelles armes fabriquées en France ne sera pas immédiate et laissera à la Turquie le temps de se mettre à l’abri, avec le risque cependant qu’Ankara, en plus de booster ses programmes de développement – y compris celui pour un chasseur de cinquième génération – décide «faire du shopping» en dehors du «monde occidental» comme il a déjà montré son intention de le faire avec l’arrivée des systèmes de défense aérienne S-400 de fabrication russe.
Pourquoi l’Elysée s’est-elle engagée dans ce qui semble être une voie dangereuse vers l’intégrité et la sécurité du système défensif de l’Alliance atlantique?
Paris, plus que Rome, craint l’ingérence d’Ankara au Moyen-Orient et dans d’autres théâtres africains qui ont historiquement toujours fait partie de sa sphère d’influence postcoloniale. Le Premier ministre turc Recep Tayyip Erdogan, en effet, a depuis longtemps entamé une politique visant à ramener la Turquie hors du contexte strictement continental, qui l’a vue reléguée dans la péninsule anatolienne depuis la fin de la Première Guerre mondiale, pour obtenir une dimension – et une projection – plus régionale pour acquérir une hégémonie toujours plus grande dans le monde islamique le plus proche, considérée non seulement d’un point de vue purement religieux – qui dans le récit d’Erdogan est néanmoins importante – mais vue principalement comme une macro-zone politico-commerciale de grande importance.
Le retour à une politique maritime plus agressive (Mavi Vatan) n’est que la conséquence naturelle de la volonté de la Turquie de quitter les frontières anatoliennes et explique parfaitement les frictions avec la Grèce, son voisin et rival de longue date. La friction avec l’Elysée, s’explique toujours en termes de cette stratégie d’«expansion», mais cela concerne le chevauchement des sphères d’influence respectives. Si l’on regarde la position des forces françaises par rapport aux forces turques sur une carte, il est immédiatement évident qu’au cours de la dernière décennie, Ankara a pénétré dans certains secteurs qui font historiquement partie du monde francophone ou en tout cas liés aux intérêts français.
Djibouti et la corne de l’Afrique
Le premier secteur fondamental non seulement pour la France mais pour les grandes puissances mondiales, et qui l’est aussi pour l’Italie qui y a d’ailleurs établi une base, est Djibouti, sur le détroit de Bab el-Mandeb qui relie la mer Rouge à l’océan Indien. Ici, Ankara a une base militaire dans la même zone de celles d’autres nations dont la France. Mais la Turquie, a également d’importantes colonies dans la Corne de l’Afrique, où à Mogadiscio elle a la plus grande installation militaire en dehors du territoire national, ainsi qu’à Kismayo. En continuant vers le nord, la présence turque se retrouve également au Soudan, à Suakin, un port de la mer Rouge.
Le Moyen-orient
Se déplaçant vers le Moyen-Orient, la Turquie, en plus d’administrer la partie nord de l’île de Chypre, est intervenue directement dans le conflit en Syrie avec l’opération « Source of Peace », qui lui a permis l’année dernière d’occuper une bande du territoire syrien proche de ses frontières. Les soldats turcs sont également impliqués dans le nord de l’Irak, toujours sur la question kurde. Les rapports mentionnent également qu’Ankara est très active dans le nord du Liban, qui avec la Syrie est l’une des anciennes colonies de la France.
Les autres théâtres
En plus de l’Afghanistan, où Ankara fait partie de la coalition dirigée par les États-Unis contre les talibans, la Turquie a une base importante au Qatar, datant de l’époque où l’Arabie saoudite, avec le soutien des États-Unis, a considéré l’émirat comme un «État terroriste» permettant ainsi à Erdogan de se ranger du côté de Doha au nom des Frères musulmans et de devenir de facto un opposant régional à l’Arabie saoudite.
La Libye est également dans le casse-tête de l’expansionnisme turc: la présence de miliciens turcs et des forces régulières en soutien à Tripoli est désormais bien connue, ce qui a permis à Ankara d’utiliser la base aérienne d’al-Watiya et la base navale de Misrata. Sans parler de l’Azerbaïdjan, soutenu par la Turquie dans son récent conflit contre l’Arménie au sujet du Haut-Karabakh.
Les forces de Paris
Hors présence française dans le secteur de l’Afrique subsaharienne et tropicale (Tchad, Niger, Mali, Mauritanie, Gabon, Côte d’Ivoire, Burkina Faso, République centrafricaine) et en plus du Djibouti précité, la plus grande base de la zone avec ses 1.450 hommes, Paris est militairement présent au Liban, dans le contingent de la FINUL, précisément en raison du lien qui le lie avec Beyrouth, et en Irak et en Syrie avec l’opération Chammal de lutte contre le califat islamique qui est active depuis 2014, sans oublier sa présence en Jordanie.
La France dispose également d’une base permanente aux Emirats Arabes Unis qui voit la présence de 650 hommes de la Marine et de l’Armée de l’Air, et dispose de soldats stationnés au Qatar et au Koweït, ainsi que de participer à la mission européenne Atalanta de lutte contre la piraterie dans le secteur de Golfe d’Aden/Mer d’Oman.
Le théâtre libyen est actuellement le plus chaud du point de vue de l’affrontement entre Paris et Ankara: il y a eu récemment des accidents entre des navires militaires des deux pays avec des navires français engagés à faire respecter l’embargo sur les armes, mais il semble, même si ce n’est pas officiel, des forces spéciales opèrent en Libye pour soutenir les troupes du général Khalifa Haftar. En regardant la carte, on voit donc clairement comment l’Elysée tolère mal les influences «ottomanes» au Moyen-Orient et comment la Corne de l’Afrique pourrait servir de tête de pont pour l’inclusion de la Turquie en Afrique.
Paolo Mauri. (Inside Over)